Theodoros Karyotis
Traduction en français par Thierry Uso
Publié par Les Possibles, la revue éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac.
Dimitris Indares était encore en pyjama lorsque la police a frappé à sa porte dans le quartier de Koukaki, à Athènes, aux premières heures du mercredi 18 décembre. Peu de temps après, il était allongé sur le sol de la terrasse de sa maison, avec une botte de policier des opérations spéciales sur la tête. Lui et ses deux fils adultes ont été battus, menottés, les yeux bandés et placés en garde à vue. Quel était le crime d’Indares ? Il avait refusé de laisser la police passer chez lui sans mandat dans le cadre de son opération d’expulsion du squat qui se trouvait juste à côté.Le profil d’Indares n’est pas celui d’un squatteur. Un réalisateur de 55 ans, professeur d’école de cinéma, propriétaire d’une maison, politiquement modéré avec des opinions conservatrices, qui travaille dur pour que ses fils puissent aller à l’université. On pourrait dire qu’il est un membre typique de la classe moyenne grecque instruite et un électeur typique du parti de la Nouvelle Démocratie au pouvoir. Ce fait n’a pas empêché la police de porter contre lui des accusations criminelles fabriquées de toutes pièces, accompagnées d’une campagne de diffamation.
Le ministre de la Protection des citoyens a lui-même menti sans vergogne en disant que la police avait un mandat, qu’Indares avait résisté à l’arrestation et avait essayé d’arracher l’arme d’un policier, que ses deux fils étaient dans le squat voisin et avaient attaqué la police. Malgré les nombreux témoignages contraires et la fuite d’un enregistrement audio lorsqu’Indares était détenu qui réfute les accusations, les mensonges du ministre ont été répétés avec force par la machine de propagande du gouvernement : les médias de masse appartenant à une poignée d’oligarques alliés au parti au pouvoir.Même lorsque Nikos Alivizatos, le médiateur pour la violence policière, nommé quelques mois plustôt par le ministre lui-même, a menacé de démissionner à la lumière des preuves de brutalité policière, la presse grand public s’est empressée de qualifier le professeur de droit constitutionnel de gauchiste qui se range du côté des squatteurs.
Le cas d’Indares a eu beaucoup d’échos, avec de nombreuses dénonciations des manipulations policières et gouvernementales. Cependant, le gouvernement et ses faiseurs d’opinion ont refusé de faire marche arrière. Ce qui est préoccupant ici, c’est que cette vague massive de soutien n’est arrivée que lorsque les libertés civiles d’un « père de famille moyen » ont été violées.
Depuis que la Nouvelle Démocratie a remporté les élections avec un programme de « loi et d’ordre » en juillet dernier, la police agit comme une armée d’occupation dans les villes grecques, violant régulièrement les droits de l’homme et la dignité. Détentions arbitraires, tortures, passages à tabac, attaques au gaz lacrymogène, raids dans les cinémas et les boîtes de nuit, humiliation publique, insultes verbales, sont à l’ordre du jour.
Toutefois, tant que la violence arbitraire de la police était dirigée contre les manifestants, les jeunes, les étudiants, les squatteurs, les homosexuels, les immigrés ou les marginalisés, la réaction de l’opinion publique face aux violations flagrantes et quotidiennes des droits de l’homme était au mieux timide. Malheureusement, ces pratiques odieuses sont rendues possibles par le soutien actif ou passif d’une partie de la société grecque qui est convaincue que tous les moyens sont légitimes dans la lutte contre l’ennemi intérieur, même la violation des droits constitutionnels et de la dignité humaine.
Indares lui-même, dans des déclarations à la presse après sa libération en attendant son procès, semblait confus quant à ce qui l’avait vraiment frappé. Il était évidemment consterné par la campagne de diffamation menée contre lui, mais il semblait se considérer comme la victime innocente d’une guerre juste. Dans l’enregistrement audio du moment de son arrestation, qui a fait l’objet d’une fuite, on l’entend reprocher à la police d’« agir comme des anarchistes », alors que la possibilité que des anarchistes s’introduisent chez lui, le battent et l’enlèvent est inexistante. Dans son désir de rester impartial, Indares ne reconnaît pas le caractère arbitraire de la répression policière ni la déformation de la réalité par les médias, tant que des gens ordinaires, pacifiques et travailleurs comme lui, restent à l’abri de cette violence.
Mais ce sont précisément les citoyens ordinaires pacifiques comme lui qui ont le plus à perdre dans ce nouveau cycle de dépossession en Grèce.
La doctrine de « la loi et l’ordre »
Aujourd’hui en Grèce, plus rien ne rappelle les mobilisations multiples et diverses de 2010-2015 contre le programme d’ajustement structurel. Cependant, les conditions matérielles ne se sont pas améliorées pour la majorité de la population, et les politiques d’austérité n’ont pas été inversées. Au contraire, l’austérité a été « naturalisée » : elle n’est plus considérée pour ce qu’elle est – une opération massive de transfert de richesses des classes populaires vers le capital national et international – mais comme une catastrophe naturelle, un peu comme une inondation qui balaie tout et oblige à reconstruire à partir de zéro.
Le mandat gouvernemental de Syriza a grandement contribué à cette situation. En dépit de ses réformes socialement progressistes attendues depuis longtemps en matière de droits individuels, l’incapacité de Syriza à contester l’austérité et sa poursuite des politiques de dépossession ont eu un « effet TINA » : convaincre la population qu’il n’y a pas d’alternative à l’austérité. La seule ligne de conduite possible, leur a-t-on fait croire, était d’élire la force politique qui pouvait le mieux la gérer ; et les médias, en déplaçant l’ordre du jour vers les sujets familiers de la sécurité, de l’immigration et du nationalisme, ont convaincu la plupart des électeurs que le meilleur gestionnaire de l’austérité était le parti de droite, Nouvelle Démocratie de Kyriakos Mitsotakis, qui a remporté les élections de juillet par un renversement de tendances.
Mitsotakis, issu d’une longue lignée de politiciens, est né avec une cuillère en argent dans la bouche. En 1999, tout juste sorti de ses études à Harvard et Stanford, il a obtenu un emploi de gestionnaire de fonds d’investissement à Athènes en utilisant les relations de son père, gagnant l’équivalent de 10 000 euros par mois. Au cours de la dernière décennie, il s’est fait connaître comme l’héritier présomptif qui vient revigorer l’ancien régime discrédité. Ce que d’autres appelleraient privilège et népotisme, il l’a commercialisé comme « excellence » : c’était le cri de ralliement de sa campagne électorale, avec la promesse de faire respecter la loi et l’ordre.
L’incarnation actuelle du parti Nouvelle Démocratie est une alliance entre ses courants néolibéral et d’extrême droite, marginalisant le courant de centre-droit qui était dominant dans les années 2000. Mitsotakis et sa troupe de technocrates aristocratiques se sont entourés de personnalités de la télévision ultra-conservatrices, alarmistes, moralisatrices et brandissant le drapeau national.
Il convient de noter qu’il ne s’agit pas d’une alliance temporaire pour se partager le pouvoir, mais d’une alliance basée sur un projet commun solide. Le point commun des deux factions est une sorte de darwinisme social, dans lequel les appels à la rationalité économique alternent dans le discours du gouvernement avec des truismes racistes et sexistes pour justifier et naturaliser ses politiques répressive et d’exclusion. De plus, les deux factions s’accordent sur le renforcement des valeurs conservatrices et de la structure familiale traditionnelle comme institution qui absorbera les chocs sociaux permanents de l’ère post-mémorandum.
Outre son discours technocratique et sa promesse de croissance économique, la Nouvelle Démocratie a utilisé une rhétorique anticommuniste clivante qui rappelle la Guerre froide, ainsi qu’un révisionnisme historique qui cherche à réécrire la résistance populaire dans l’histoire récente du pays. Par le biais de récits nationalistes, xénophobes et homophobes, elle a réussi à débaucher les électeurs du parti néonazi Aube Dorée qui, acculé à la fois par les actions du mouvement antifasciste, un procès en cours, une division interne et la montée de nouvelles formations politiques d’extrême droite, n’a pas réussi à entrer au Parlement en juillet, pour la première fois depuis 2012.
À ce titre, la doctrine de « la loi et l’ordre » est un élément essentiel de la stratégie du gouvernement. Comme pour les gouvernements précédents, sa capacité d’exercer sa propre politique est extrêmement limitée, car, malgré la fin officielle des « mémorandums », les politiques économique et étrangère sont toujours dictées par les « partenaires » et les « alliés » du pays, et il y a un suivi et une évaluation constants des résultats législatifs et budgétaires par des organismes étrangers nommés de l’extérieur. La « sécurité intérieure » est donc le seul domaine où le gouvernement peut réellement déployer son énergie et légitimer son pouvoir aux yeux de sa clientèle électorale de plus en plus conservatrice.
Le déploiement des forces de police dans les zones urbaines a donc été transformé en un grand spectacle, le mouvement anarchiste étant identifié comme le principal adversaire. Le ministre de la Protection des citoyens, Michalis Chrisohoidis, notoirement autoritaire, avait donné un ultimatum de 15 jours à tous les squatteurs pour qu’ils quittent volontairement leurs bâtiments sous peine d’expulsion par la force.
L’ultimatum était calculé pour expirer le 6 décembre, date anniversaire de l’assassinat d’Alexis Grigoropoulos par la police en 2008, date qui attire régulièrement des foules de manifestants dans les centres villes. Cependant, le plan s’est retourné contre lui après les expulsions de Koukaki ; face à une mobilisation accrue et à des critiques généralisées de la violence policière, le ministre a dû mettre le plan en veilleuse et redéfinir ses tactiques répressives.
Squatter le terrain de la petite propriété
Ce sont les émeutes de 2008 qui ont engendré le mouvement des squatteurs en Grèce ; le squat a persisté comme une pratique d’auto-organisation populaire dans les années de mobilisation qui ont suivi. Aujourd’hui, il y a des centaines de squats en Grèce, parmi lesquels des logements pour les autochtones et les immigrés, des centres sociaux, des fermes urbaines et des usines.
Les squats sont une partie importante de l’infrastructure sociale mise en place par les mouvements de contestation qui cherchent à libérer l’activité humaine et la vie sociale de la marchandisation et du consumérisme, et à expérimenter des structures de prise de décision et de coexistence plurielles. Malgré leur caractère expérimental et incomplet, les squats sont un rappel vivant qu’il peut exister des espaces et des relations sociales en dehors de la sphère du capital, en dehors du cycle travail-consommation-sommeil.
Les squats ont également été des lieux où les autochtones et les immigrés coexistent et où les demandeurs d’asile créent leurs propres structures pour se prendre en charge, en réponse directe aux conditions inhumaines imposées aux nouveaux arrivants dans les camps de réfugiés. Le consensus entre tous les gouvernements de l’époque des mémorandums était que les alternatives sociales doivent être réprimées. La campagne actuelle d’expulsions est donc une intensification des tactiques des gouvernements précédents, y compris celui de Syriza.
Même si la grande majorité des espaces squattés sont des bâtiments abandonnés et négligés appartenant à l’État, à des fondations privées, à de riches héritiers ou à l’Église, les petits propriétaires en sont venus à considérer le squat comme un affront à leurs propres intérêts. Cela peut être dû au fait que la petite propriété immobilière est fondamentale dans la société grecque. Après la Seconde Guerre mondiale, contrairement aux politiques de logement social du nord de l’Europe, l’État grec a activement encouragé l’auto-construction, considérant la propriété immobilière comme le facteur uniformisant qui garantirait la réconciliation nationale au sein d’un peuple profondément divisé et marqué par la guerre civile.
En conséquence, la Grèce se caractérise par la dissémination de la petite propriété immobilière et l’un des taux de possession de son logement les plus élevés d’Europe, alors même qu’un quart de la population est sans propriété immobilière et condamnée à un secteur locatif très volatile sans aucune politique de logement en place comme filet de sécurité. Bien que les mesures d’austérité aient transformé la propriété immobilière d’un actif en un passif par la surimposition et la baisse des prix de l’immobilier, l’immobilier reste important dans l’imaginaire du progrès pour une majorité de Grecs.
Une propriété immobilière signifie donc beaucoup plus qu’un foyer. C’est la mesure de la réussite d’une famille, son moyen de promotion sociale, l’actif à transmettre à la génération suivante et, en l’absence d’une politique publique adéquate de protection sociale, sa protection contre un avenir incertain. Cela peut expliquer en grande partie l’opposition de principe de la plupart des Grecs à la pratique du squat, malgré le fait que la petite propriété familiale n’est jamais la cible des squatteurs. Mais cela peut aussi aider à expliquer le fait que depuis le début de la crise, une loi spéciale sur l’insolvabilité protège la résidence principale hypothéquée des débiteurs à faible revenu en retard de remboursement contre la saisie et la liquidation par les banques.
Bien que, dans de nombreux cas, les saisies aient malgré tout eu lieu, cet arrangement a contribué à maintenir la paix sociale en empêchant les expulsions massives de familles de la classe ouvrière et de la classe moyenne. Étant donné que la famille occupe une place prépondérante en Grèce et qu’elle a supporté le poids de l’ajustement structurel, tous les gouvernements ont jusqu’à présent respecté cet arrangement, quelle que soit leur orientation politique. Toutefois, la situation est sur le point de changer.
Problèmes familiaux
La prééminence de la famille sur le plan socio-économique grec n’est pas due à une « psyché » grecque prétendument centrée sur la famille, mais elle est le produit d’un mode de développement économique historique « familial », dans lequel l’unité familiale élargie a été rendue responsable de la protection et du bien-être de ses membres et a assumé des tâches de reproduction qui, dans les pays d’Europe du Nord, étaient assurées par l’État providence.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, ce modèle de développement soigneusement conçu et mis en œuvre a permis à la Grèce d’atteindre des taux élevés de croissance économique, basés sur une main-d’œuvre bon marché avec un coût minimal pour l’État et les employeurs. Dans ce contexte, le clientélisme, l’évasion fiscale, la corruption, le laxisme dans l’application des règlements et autres « particularités » grecques n’étaient pas des comportements pathologiques, comme les manuels économiques voudraient nous le faire croire, mais des comportements adaptatifs parfaitement rationnels, approuvés par l’État, de la famille, qui cherchait à rivaliser et à maximiser sa richesse afin de fournir du bien-être à ses membres, en l’absence de tout autre mécanisme de redistribution.
Les effets secondaires malsains d’un tel arrangement sont devenus évidents à la fin des années 2000, avec un grand nombre d’ouvrages théoriques et artistiques critiquant la structure patriarcale oppressive de la famille grecque. L’incarnation de cette critique se trouve dans le mouvement cinématographique connu sous le nom de « Greek Weird Wave », lancé par le film primé de Giorgos Lanthimos, Dogtooth, une parabole sur la claustrophobie et la déformation de la réalité engendrée par la famille patriarcale. La volonté de critiquer et de dépasser la structure familiale traditionnelle et de célébrer les nouvelles identités et les nouveaux arrangements sociaux s’est manifestée dans la mobilisation et l’expérimentation des mouvements sociaux au cours de la décennie suivante.
Cette critique a cependant été de courte durée. Pour l’alliance des néolibéraux et de l’extrême droite qui dirige actuellement le pays, la recomposition de la famille traditionnelle est une pièce centrale. Les raisons de l’extrême droite sont claires : la famille patriarcale est le laboratoire biopolitique de base de la nation, renforçant les tâches reproductives des femmes, contrôlant les aspirations et les comportements de ses membres, imposant le genre et l’orientation sexuelle « corrects », la langue et la religion uniques.
Pour les néolibéraux, les raisons sont un peu plus profondes : malgré leur discours sur l’individu rationnel qui s’est fait tout seul, la famille reste la structure chargée de faciliter la privatisation et l’éradication de toutes les prestations sociales. En plus du travail de soins non rémunéré, la famille, par l’investissement, l’endettement et la redistribution interne, absorbera une fois de plus les chocs de l’ajustement structurel et protégera ses membres dans la guerre totale qu’est l’économie privatisée, atténuant ainsi la crise de la reproduction sociale qui est synonyme d’expansion néolibérale. Dans la société d’individus isolés et égoïstes envisagée par le néolibéralisme, la famille traditionnelle est le filet de sécurité ultime ; son autorité sur ses membres est donc activement renforcée.
L’austérité a déjà ouvert la voie à une telle renaissance des valeurs familiales conservatrices. La baisse des revenus et les taux de chômage élevés ont condamné toute une génération de jeunes à rester économiquement dépendants de leurs parents ; ils sont souvent contraints de vivre avec eux jusqu’à une trentaine d’années. Cela renforce l’autorité morale de la famille patriarcale sur les membres dépendants de la famille.
Cependant, la renaissance des valeurs familiales traditionnelles a également nécessité un soutien extérieur : tout au long des périodes de crise, les médias ont maintenu le peuple grec dans un climat constant de nationalisme, de religion et de panique morale. Des récits réactionnaires homophobes, anti-avortement ou misogynes ont fait leur chemin dans toutes les crevasses de la culture de masse et des hordes d’influenceurs d’extrême droite dans les médias sociaux ont promu la fable selon laquelle la culture patriarcale traditionnelle est l’objet de persécutions politiques de la part de la gauche.
Ce fut le fondement d’un processus continu de construction de « l’ennemi intérieur » comme étant toute personne qui ne contribue pas à la reproduction culturelle et physique de la nation : les mouvements sociaux, les immigrés, les anarchistes, les personnes LGBTQ, les personnes atteintes de maladies mentales, les toxicomanes et les Roms. À côté de la biopolitique de la cellule familiale traditionnelle, il y a la thanatopolitique – une politique de mort – de l’État et des néo-nazis. Aux meurtres très médiatisés du rappeur antifasciste Pavlos Fyssas et du militant des droits des homosexuels Zak/Zackie Kostopoulos, il faut ajouter les milliers d’autochtones et d’immigrés qui sont jugés indignes de vivre et à qui on refuse les droits et l’aide de base, souvent avec des conséquences fatales.
Comme dans de nombreux autres pays, l’austérité en Grèce n’a pas conduit à des solutions positives tournées vers l’avenir, mais à une régression conservatrice accélérée. Malgré l’apparition d’un large consensus social autour des valeurs conservatrices, la classe dirigeante sait que ce nouvel équilibre est très précaire, car la politique de dépossession de la majorité sociale par le capital local et international est loin d’être terminée. Et le prochain cycle de dépossession en Grèce se concentre sur ce qui est le plus cher aux Grecs : le logement.
L’intensification de la dépossession des logements...
L’effet net des politiques d’austérité en Grèce a été une vaste redistribution des richesses vers le haut. Selon les données de l’ONU, entre 2007 et 2017, malgré des taux de croissance du PIB essentiellement négatifs, le 1 % de la population ayant les revenus les plus élevés a vu ses revenus augmenter de 6 %, tandis que les 40 % les plus faibles ont perdu 44 %.
En raison de la baisse des revenus, ainsi que des pratiques de prêt irréfléchies des banques en période d’avant-crise, les Grecs ont commencé à avoir des difficultés à rembourser. Les prêts hypothécaires non performants ont explosé, passant de 5 % de tous les prêts hypothécaires en 2008 à 45 % en 2019. La tragédie sociale a été évitée grâce au cadre juridique de protection de la résidence principale mentionné ci-dessus, qui a permis une décote modérée, une renégociation et une subvention des prêts hypothécaires pour les propriétaires à faible revenu surendettés. Malgré cette mesure, à la fin de 2019, 350 000 prêts hypothécaires, d’une valeur de 25 milliards d’euros, étaient toujours en souffrance, ce qui compromet la sécurité du logement pour une grande partie de la population.
Toutefois, la protection des propriétaires n’était pas la seule motivation derrière le cadre de protection de la résidence principale ; cet arrangement a également servi à protéger les intérêts du secteur bancaire. Au plus fort de la crise de la dette, les prix de l’immobilier avaient chuté et la liquidation des actifs hypothéqués aurait donc été très dommageable. Les banques ont dû gagner du temps jusqu’à ce que les prix de l’immobilier remontent. Et cette condition a été remplie en 2018, lorsque, malgré la faible demande intérieure, les prix ont été poussés à la hausse par les pressions croissantes sur le marché immobilier : déploiement de fonds d’investissement immobilier à la suite d’importantes réductions d’impôts, programme du « visa d’or » offrant une résidence aux citoyens non européens qui investissent plus de 250 000 € dans l’immobilier, et surtout, forte augmentation des locations à court terme, notamment par le biais d’Airbnb.
Avec la remontée rapide des prix, les banques ont travaillé d’arrache-pied pour accélérer les saisies et les ventes aux enchères de maisons hypothéquées, ainsi que pour vendre des « paquets » d’actifs déjà saisis à des fonds étrangers. Sous la pression des « partenaires » internationaux de la Grèce, le gouvernement a aboli le premier cadre de protection des résidences principales en mai. Jusqu’à 200 000 maisons sont menacées de saisie au cours de l’année prochaine.
Cela représente une intensification de la tendance à la dépossession des logements qui a déjà changé le visage des villes grecques au cours des dernières années. Koukaki, le quartier de Dimitris Indares, est un exemple de cette tendance. En l’absence de protection des locataires, Koukaki a vu de nombreux locataires jetés dehors, leurs maisons achetées par des investisseurs étrangers ou locaux et transformées en appartements touristiques. Les loyers exorbitants – souvent supérieurs au salaire moyen – chassent les habitants du quartier, vidant ainsi la vie d’un quartier autrefois animé, désormais de plus en plus orienté vers le service aux touristes à la recherche d’une « expérience athénienne authentique ».
Lors d’une manifestation anti-Airbnb en juillet 2019, des habitants pacifiques ont subi des violences policières non provoquées. L’expulsion de trois squats au petit matin du 18 décembre à l’aide de balles en caoutchouc – l’opération qui s’est terminée par le raid au domicile d’Indares – a fait partie intégrante de l’effort du gouvernement pour réprimer toute résistance contre la gentrification touristique violente. D’autres quartiers, tels que Exarchia, centre du mouvement social, ont des histoires similaires à raconter.
…Et à nouveau le renflouement des banques
En décembre dernier, le Parlement a approuvé le plan « Hercule » de vente de 30 milliards d’euros de prêts non performants à des fonds, l’État se portant garant. Les prêts seront vendus à une fraction du prix nominal, et les fonds auront toute latitude pour en exiger le remboursement intégral, ce qui entraînera des saisies et des ventes aux enchères de biens immobiliers en garantie, y compris des propriétés commerciales et résidentielles.
Le symbolisme du nom est clair : comme le mythique Hercule a détourné deux rivières pour nettoyer les écuries d’Augeas de tonnes de fumier, de même le gouvernement détourne jusqu’à 12 milliards d’euros de ses réserves pour garantir ces mauvais prêts et nettoyer les comptes des banques. Ce n’est pas simplement « l’argent du contribuable » : c’est l’argent du sang extrait du peuple grec par des mesures extrêmes d’austérité.
Le paradoxe est que, alors que la loi interdit aux banques d’offrir de généreuses décotes et renégociations aux débiteurs, elles sont maintenant autorisées à vendre les créances douteuses à 7 ou 10 % de la valeur nominale pour les sortir de leurs livres de compte, et l’État utilise ses réserves pour garantir ce transfert de richesse à taux réduit vers des fonds étrangers spécialisés dans les « actifs en difficulté ». Le plan « Hercule » constitue donc une recapitalisation indirecte des banques grecques, la quatrième depuis le début de la crise, toujours avec l’argent du contribuable.
Ce plan – avec l’abolition imminente de la protection de la résidence principale, la grande vague de saisies immobilières déjà en cours et la vente au rabais de « paquets » de biens immobiliers déjà saisis par les banques à des fonds – constitue une opération bien orchestrée de dépossession des logements en Grèce. Des milliers de familles sont menacées d’expulsion, leurs maisons étant finalement détenues par des sociétés étrangères à des prix bien inférieurs à leur valeur marchande.
Alors que les acteurs de l’immobilier se préparent à attaquer, le modèle de logement grec – caractérisé par une petite propriété généralisée et un pourcentage élevé de propriétaires occupants – va commencer à s’effriter. Cela ne manquera pas de générer des souffrances humaines, car le contexte est celui d’une montée en flèche des prix des loyers et d’une absence totale d’une politique de logement efficace pour absorber le choc.
Partout dans le monde, là où le néolibéralisme s’installe, les solidarités sociales s’effondrent, les inégalités s’intensifient et les gouvernements déploient une force de police militarisée, brutale et qui n’a aucun compte à rendre, pour contenir le mécontentement populaire. L’année 2019 a été riche en exemples de ce genre, du Chili et de l’Équateur au Liban et à la France. Dans le contexte grec, l’attaque permanente du gouvernement contre le mouvement des squats a une double fonction : d’une part, elle vise à neutraliser l’« ennemi intérieur » et à éliminer l’un des rares bastions de critique et de résistance à la dépossession, à l’embourgeoisement et à la « rénovation urbaine ». D’autre part, le gouvernement répète les tactiques répressives qu’il va employer dans la vague imminente de saisies de logements, testant les réflexes de la société à la violence extrême et arbitraire, et envoyant un message positif aux « investisseurs » potentiels indiquant qu’aucun effort ne sera épargné pour protéger leur « investissement ».
Paradoxalement, si la tendance actuelle de dépossession des logements se poursuit, Dimitris Indares et de nombreux citoyens pacifiques comme lui vont se rendre compte que, malgré leurs désirs et leurs aspirations, leur destin est davantage lié à celui des squatteurs d’à côté qu’à celui du gouvernement grec et des organisations financières internationales qu’il sert.
Theodoros Karyotis est un sociologue, traducteur et activiste, qui participe à des mouvements sociaux en faveur de l’autogestion, de l’économie solidaire et de la défense des biens communs. Il mène actuellement des recherches sur la propriété immobilière et le logement à Thessalonique, en Grèce.